Rencontre prévue de longue date avec D., A., K., et les réseaux de l’ombre. La pluie sur Athènes fait annuler la manif prévue demain. Du coup, la séance de préparation prévue se transforme en samedi soir paisible, repas d’aubergines et de pinard, et toujours l’huile d’olive. Les potes de D. que je ne connais pas me demandent au bout de cinq minutes ce que je viens chercher à Athènes. Réponse habituelle, ce lien éventuel entre la cité qui a inventé l’Occident et cette Athènes rebelle, et le reste, ce paradoxe qui fait qu’Athènes veut ressembler à Paris, Londres ou Berlin alors qu’elle en a été le modèle pendant deux mille ans.
Dès la fin de ces prolégomènes, P. me demande ce que je pense de l’éventuelle discontinuité de l’histoire. Puis, S., philologue, embraye sur Heidegger. C’est pas encore ce soir que j’aurai une réponse à mes questions. Je gagne un CD de photos de manifs athéniennes de 1984 à aujourd’hui.
Comme pas de démonstration demain, ils me proposent d’aller dans un « club dark cold wave ». Le dernier qu’est là, ouvert y a plus de vingt ans et qu’a jamais changé sa prog. Hey ho let’s go. On marche un peu. Porte blindée noire sans enseigne gardée par trois gars encore plus flippants que les Roumains de l’autre soir. La porte s’ouvre dans un couinement.
Lieu hors du temps. Eclairages sommaires, murs bruns et jaunes de sueur et de tabac, et des gueules incroyables. Mélange de Freaks, du Rocky Horror et de cabaret viennois des années vingt.
Ça devait ressemblait à peu près à ça, le Berlin d’il y a vingt ans. Une forme d’exorcisme collectif dans un son industriel qui va de Joy D à l’Apocalypse. Une bière, puis quelques autres, je discute plus sérieusement avec S., le prof de latin et grec ancien, qui est bien le premier à comprendre pourquoi Filopappos, pourquoi je veux aller à Delphes « it will be a shock for you », on parle de Sénèque et de Tacite, et d’Homère, forcément.
Et là, je commence à capter. En fait, l’histoire grecque du XIXème est tellement faite de guerres, d’occupation, de persécution et de lutte pour la construction de l’identité nationale, que, dans les heures les plus difficiles, les deux dernières zones d’identité étaient la langue et la religion orthodoxe. Et que ces salopards de byzantins ont complètement récupéré le mysticisme grec traditionnel pour l’amalgamer avec la religion. Du coup, l’Eglise ayant de tous temps été à droite, quand la gauche a pu avoir voix au chapitre, a entièrement condamné le mysticisme, y compris les vieux restes traditionnels de l’Antiquité n’ayant pourtant aucun lien avec la religion. Et quand ce fils de pute de Papadopoulos s’acoquine avec le Patriarche, tu rejettes tout en bloc plutôt que de te référer à la Grèce du Vème siècle.
Et puis la danse. Parce que sinon on est tous morts. Je leur raconte l’histoire du vieux Croate à Split expliquant au Dadu que la Yougoslavie est morte quand les gens ont arrêté de danser. Qu’on ne danse plus trop, non plus, à Paris. Et que la cold wave grecque commence à me prendre aux tripes et à me chatouiller les rangers. Deux heures d’oubli du monde, à juste ressentir et à traduire en mouvements. Cet honneur que je veux faire au pays qui m’accueille. Danser pour lui. Danser avec ces gens que j’aime. Jusqu’au bout de cette nuit.
Trois notes qui arrivent. Un murmure traverse le club. La piste est d’un coup bondée. Je demande à D. ce qu’il se passe, elle m’explique que c’est un gros tube grec underground de 1984. Daxi. Début un peu pourri pourtant, intro digne d’un slow foireux, voix qui se cherche. Et ça arrive. Nappe de violons au synthé, le mec, ou la meuf, qui chante rentre dans une sorte de vertige, la basse est monstrueuse. Refrain. Ça monte et submerge d’émotion. Puis l’apocalypse. I love you, I love you, martelé une bonne dizaine de fois, I love you qui me déchire les tripes. Une chanson de saccage et d’amour, de crépuscule et d’aurore, d’intime universel. Ça doit durer six, sept minutes, je ne sais pas, ça n’en finit plus de ne plus finir, besoin que ça s’arrête pour respirer et tellement pas envie pourtant. I love you, I love you. Être sur le gouffre, regarder au fond avec joie, se vautrer dans l’infini, et jouir, encore une dernière fois.
« - Je suis damné !
- Tu as été loin ?
- Jusqu’au bord de la pente. »
Samuel Beckett, En attendant Godot.
Je rentre à la maison, 6 heures du mat’, j’allume l’ordi, mate les photos. Bonheur.
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3 commentaires:
tes photos sont splendides.
bouhah bouah bouah
http://bp1.blogger.com/_FFSfjaRn3MQ/RzJk5rY3sWI/AAAAAAAAAV8/T5MosnfS06w/s1600-h/GRE5136010.jpg
bon je retourne à bastille .
@fraulein : cimer, mais c'est pas de moi hélas, gloire aux camarades grec-que-s
@anonyme : hu hu, on a bien rigolé cette aprème et ce soir... ça part fort ! (un billet bientôt, pour la peine)
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