mardi, février 19, 2008

nunc est bibendum



Ce soir, je bois.

Je bois en l'honneur de trois gosses de 17 à 24 ans, je bois à leur vie et à tous les jours qui leur restent à mourir, deux dans les cachots de la République de France, un dont la tête est mise à prix.

Ce soir, je bois en l'honneur de N., gosse de 20 ans avec qui je suis allé au musée des arts premiers parce qu'il voulait apprendre. Ce soir il dort en taule parce qu'un juge, avec autant d'embonpoint que de compétence et de barbe, a estimé qu'au détriment d'un renvoi en Algérie (N. est évidemment aussi français que moi), sans aucune preuve, il valait mieux, dans l'intérêt de la société et pour préserver celle-ci, qu'il dorme dans une geôle infestée de rats et de rancoeur.

Ce soir, je bois en l'honneur de S., gosse de 17 ans jugé au pénal, comme un majeur, puisque les lois Sarkozy et Perben II sur la prévention de la délinquance sont passées par là. "Les mineurs de 2008 ne sont plus les mineurs de 1945", disent-ils (môssieuh le commissaire). C'est sans doute juste, et la lutte des classes est morte, et y a plus de saison, et les "conneries" des mineurs se font de plus en plus tôt. Sauf que ça fait 2000 ans que le pouvoir dit que les conneries se font de plus en plus tôt. Et que si c'était le cas, les gosses commenceraient à déconner dans le ventre de leur mère, voire avant.

Ce soir, je bois en hommage à quatre éducateurs qui se soucient de S. et font en sorte que ce gosse parte en "séjour de rupture" (c'est à dire, un genre de Koh-Lanta au Sénégal ou sur un bateau pour que le gosse se prenne une baffe dans la gueule et se remette en question), unique alternative à l'incarcération. Seulement, les fonds pour les actions éducatives de ce type ont été coupés, simplement pas rentables.

Ce soir, je bois en l'honneur de K., gosse de 24 ans que nous sommes allés chercher aujourd'hui à la gare Saint-Lazare. Un mec auquel des collègues de Nice ont filé nos coordonnées. Qui crèche depuis quelques semaines à Bordeaux mais que ça peut plus durer, il est monté, juste avec notre numéro, à l'arrache. Accusé d'avoir paumé deux kilos de coke par des gosses de son quartier qui ont fait appel à des mercenaires serbes, il a les bras encore sanglants, la froide résignation et l'envie d'en finir. Trouver une piaule pour la nuit, avant les démarches demain dès l'aube. Ne pas l'aider, juste l'écouter, dans l'urgence de la douleur. Mais de place pour dormir, nulle part ; négocier une chambre dans un hôtel sordide où nous savons que les passes à vingt euros et les barettes au même prix se négocient juste à côté. Rendez-vous à neuf heures, demain matin, nous verrons bien, les gars de Nice sont à ses trousses et le trouveront peut-être, les Serbes affûtent leurs lames.

Ce soir, ce n'est pas du bourrage de gueule méthodique, c'est de l'oubli et de l'hommage salutaires.

Je veux vomir ce soir, vomir mon alcool et ma haine, gerber sur ces prisons, ces matons et ces juges, cette came, ces sitautions dans lesquelles des êtres humains sont obligés de se mettre pour pouvoir survivre, ce soir je veux vomir la bile amère qui remontera de mes tripes.

Ce soir, à l'heure du dernier verre, je regarderai le gros bouquet de fleurs que j'ai acheté tout à l'heure, des fleurs blanches comme l'innocence, cette putain d'innocence que le monde prend un malin plaisir à envoyer au diable.

Ce soir, je bois en l'honneur de trois gosses qui doivent se sentir bien seuls. Que ces quelques mots qu'ils ne liront jamais puissent les réconforter et qu'ils sentent que, quelque part, des hommes et des femmes les veillent, les estiment et les aiment.







Tacite et T-Roro - Seul

(Initiales et lieux ont évidemment été changés)

17 commentaires:

Anonyme a dit…

Debout le chêne marescent !

Il ne perd pas ses feuilles, sauf quand les nouvelles repoussent

il est le médiateur de rue

ubifaciunt a dit…

et debout les damné-e-s de la terre où ne tombent pas les feuilles !!!



(chouette, j'ai appris un mot aujourd'hui, cimer birahima2 ! -cela dit, mon Robert me donne "marcescent"...-)

Anonyme a dit…

Les plaisirs pour la fête ont été préparés,

mais moi, j'ai fait du vin de larmes.

Abû-Nuwwas, traduit par V. Monteil

el rubab a dit…

"Les enfants d'Adam font partie d'un corps
Ils sont crées tous d'une même essence
Si une peine arrive à un membre du corps
Les autres aussi, perdent leur aisance
Si, pour la peine des autres, tu n'as pas de souffrance
Tu ne meriteras pas d'être dans ce corps"
Saadi de Chiraz

ubifaciunt a dit…

Ah, thé, si t'arrives avec de la poésie persane, tu vas me plaire et à d'autres aussi...

(journée qui commence foutrement bien, après un mot, c'est un poète que j'apprends...)

ubifaciunt a dit…

tiens l'ami rubab, je pensais étonnament à toi en parlant de poésie persane ;-)


Saadi c'est bien celui de l'orphelin ?

("Ne mets pas un baiser sur le front de ton fils lorsque tu vois passer l'orphelin" )

Anonyme a dit…

"Le jour où le jus de la vigne ne fermente point dans ma tête,
L'univers m'offrirait un antidote que ce serait du poison pour moi.
Oui, le chagrin des choses de ce monde est un poison, son antidote, c'est le vin.
Je prendrai donc de l'antidote pour n'avoir pas à craindre le chagrin."

O. Khayyam, Les roubaïates, 253
traduit par J.B. Nicolas

Je ne sais si on dit marcescence pour un état languide, de pourrissement. Ce serait un joli mot

el rubab a dit…

c'est bien lui; pour la peine je te le renvoie, avec un autre d'un inconnu (inconnu ici en tout cas)

Saadi:

"L'orphelin"

Etends sur l'orphelin ton ombre tutélaire;
Fais tomber sa poussière, extirpe son épine...
Quand tu vois l'orphelin qui va, baissant la tête,
Ne mets pas un baiser sur le front de ton enfant.
S'il pleure l'orphelin, qui songe à le calmer ?
S'il se met en courroux, qu partage sa peine?
En essuyant ses pleurs, montre ta compassion;
Enlève tendrement de sa face la terre.
Oh! Qu'il ne pleure point! Carle Trône Divin
ne cesse de trembler quand pleure un orphelin.

Djamâl d'Ispahan

"La voix de la mort"

Les cheveux blancs, sais-tu, sont la voix de la mort:
quand ils paraissent, on desespère de soi-même.
Elle m'a dit hier, cette voix, des paroles,
qui font frémir le coeur comme un saule à la brise.
Elle m'a dit: Dors-tu ? Combien de fois faut-il
te le dire ? Tu dois préparer ton bagage.

Anonyme a dit…

c'est bien marcescent ;-)
sorry, j'avais avalé le "c"
je vois qu'on se transcende ici
la "dive bouteille".....

je t'ai répondu sur féminin singulier Ubifaciunt
je te soupçonne d''avoir abusé de Simone Weil
mais je ne voudrais pas casser l'ambiance ;-)

Anonyme a dit…

De Saadi, je préfèrerais autre chose que le premier extrait donné par el rubab.
L'extrait donné est ce qui figure, en traduction anglaise, à l'entrée de l'immeuble de l'ONU à NY
"Of one Essence is the human race
Thusly has Creation put the Base
One Limb impacted is sufficient,
For all Othersq to feel the Mace."

Anonyme a dit…

Peu de gens lisent Simone Weil. J'étais très jeune quand j'ai lu L'enracinement, La condition ouvrière. Depuis, en une période de ma vie où j'ai eu le temps, j'ai lu les oeuvres complètes.
Une belle philosophie et un bel engagement.

el rubab a dit…

à Thé: je ne savais que c'était écrit devant l'ONU, mais à la limite tant mieux, çà peut pas leur faire de mal.
(sinon t'as un deuxième poème un peu plus bas, et on l'a pas encore affiché devant les maternités...)

Anonyme a dit…

à el rubab
Oui, je me disais bien que devant les maternités, il manquait quelque chose.

ubifaciunt a dit…

cher-e-s tou-te-s,

"La Nature nous donne assez d'autres malheurs
Sans nous en acquérir. Nu je vins en ce monde,
Et nu je m'en irai. Que me servent les pleurs,

Sinon de m'attrister d'une angoisse profonde ?
Chassons avce le vin le soin et les malheurs :
Je combats les soucis quand le vin me seconde."

L'ami Racine pour Hélène




Ubi, un peu saoul, dixit

Dadu Jones a dit…

Alors bon,

Moins poète,

Plus slave du Sud...

Živeli les jeunes. Živeli quand même.

Gardez-vous bien, quoique l'on ne vous garde que trop.

ubifaciunt a dit…

Ziveli, that is to say ? (un truc sympa mais quoi ???)

Dadu Jones a dit…

Santé... à la vôtre... toutes ces sortes de choses...