mercredi, février 13, 2008

à question con, hétérotopisons...

Y a environ un an, on avait demandé à l'éducateur de rue que je suis (c'est sympa d'éduquer les rues comme boulot...) de faire un écrit professionnel sur "les zones géographiques du quartier et leurs délimitations".



Un quartier et sa population sont, par définition, une réalité mouvante. De fait, établir une liste des points stratégiques semble relever de la gageure. Jorge Luis Borges, auquel Michel Foucault rend hommage au début des Mots et les choses, cite "une certaine encyclopédie chinoise" où il est écrit que "les animaux se divisent en :
a) appartenant à l'Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui s'agitent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau,
l) et caetera,
m) qui viennent de casser la cruche,
n) qui de loin semblent des mouches."

L'émerveillement et l'amusement qui nous étreignent à la lecture de cette classification nous font voir de plein front l'inanité et l'aporie de toute tentative de mise en ordre. Classer, nommer, établir des catégories relève d'un parti pris signifiant le rapport au monde de celui qui établit ces catégories. Tâchons toutefois de voir si le quartier, au delà du simple recensement de la fréquentation des lieux, peut être appréhendé comme une addition de centres névralgiques.

La sociologie urbaine nous apprend que le lieu est d'abord ce que l'on en fait. Le centre du monde d'un enfant gravitera autour de sa maison, de l'école et de son terrain de jeu habituel ; pour l'adulte, cela pourra être le lieu de son travail, le domicile, le café s'il aime y retrouver ses amis, l'endroit où il va prier s'il est pratiquant, etc... Qu'en est-il de l'éducateur en prévention spécialisée pour qui le territoire doit être la zone d'intervention tout entière ? Le lieu est tout d'abord subordonné au temps : temps qu'il fait (lieux ombragés ou jardins pourvus de fontaines recherchés par temps de canicules, cafés remplis les soirs de pluie, avenues et places désertes par temps de grand froid...), mais aussi temps qui passe (un terrain de football, une impasse ou un arrêt de bus n'ont pas la même fonction de midi à minuit).

De fait, s'il semble évident qu'il existe des zones d'habitation (barres HLM ou pavillons), des lieux de socialisation (cafés, place V., centre commercial), des lieux institutionnels (mairie de quartier, collège, structures associatives), des espaces de détente (parcs et jardins publics, équipements sportifs) et des lieux de passage (gare, boulevard L., quais de Seine), il est tout aussi évident que la fonction assignée à ces lieux variera selon des données subjectives.

Tout aussi importantes que les cités d'habitation en tant que telles dont les jeunes se prévalent souvent quitte à entretenir des querelles identitaires, sont ces zones tampons de transition comme la rue V. Prenons l'exemple de cette rue symptomatique ne pouvant relever d'aucune catégorisation précise. Reliant le boulevard S. au boulevard L., elle est ouverte en son milieu par la place V. Quelques pavillons d'un côté de la rue, de l'autre, des bâtiments municipaux. C'est à la fois un lieu de stationnement (petit renfoncement abrité de sapins, bancs) utilisé par les anciens, les mères de famille avec leurs poussettes, le jeunes sortant du collège et un lieu de passage : il s'agit du passage le plus court et le plus pratique pour aller d'un côté du quartier à l'autre sans rallonger son chemin et du passage incontournable des jeunes allant au collège ou en revenant. Elle bénéficie d'une relative discrétion (les fenêtres d'immeuble donnent difficilement sur elle) et permet ainsi par exemple aux jeunes de "s'embrouiller" tranquillement hors du regard des médiateurs du collège ou muncipaux. Cette rue est dès lors une des zones fondamentales dans la régulation des équilibres symboliques inconscients du quartier. Ni véritable coupe-gorge, n'appartenant pas à une zone géographique définie mais au coeur du quartier, ni réellement habitée, très rarement déserte, elle semble être l'archétype de ce qu'une taxinomie ne pourra jamais recenser.

L'endroit stratégique du quartier, c'est donc d'abord celui où se trouve l'éducateur. Peu importent les raisons l'y ayant amené : volonté de rencontrer un jeune dans les endroits qu'il fréquente habituellement, présence sociale pour observer des joueurs de football ou des mécanismes de deal ; l'endroit n'est rien si le sens n'est pas. La classification proposée pour parodier Borges prend donc dès lors tout son sens.

Le quartier se divise en :
a) soirs de pluie,
b) odeurs de shit,
c) local des éducateurs,
d) de midi à minuit,
e) présence des cars de CRS,
f) parc des Anciennes Mairies en dehors du quartier,
g) nuits de Ramadan,
h) inclus dans la présente classification,
i) tags sur les poubelles,
j) rue V.,
k) plan détaillé disponible au cadastre de la mairie de Nanterre (pas mes rêves !),
l) et caetera,
m) regard des éducateurs,
n) vie des ceux et celles qui y vivent.








une baffe dans la gueule d'intelligence et de poésie (à écouter après le texte) avec les Contre-Espaces du grandiose Michel Foucault :

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