lundi, février 25, 2008

Babij Jar

(à Julien et Hélène)



Je tiens cette histoire de mon grand-père, bien que je ne l’aie jamais rencontré. La légende familiale fait de lui un héros, une sorte de patriarche et, comme dans toutes les légendes, il y a sans doute là une part de vérité. La légende m’accompagne donc et il me semble sentir son souffle chargé de tabac brun, sa voix forte et rocailleuse, j’entends ses yeux doux me raconter cette merveilleuse histoire de tristesse et d’effroi, cette histoire apprise voici quelques années dans un bar ou une bibliothèque, seuls lieux publics que je fréquente avec plaisir. C’est là mon seul héritage, qu’importe au fond la manière dont j’ai embelli l’aïeul et les événements qui vont suivre, je sais ma vérité, elle tient dans ces quelques lignes.

Ukraine, 1942, le pays est à feu et à sang, ravagé par les purges staliniennes, la guerre, la famine, et les grandes manœuvres allemandes (on dirait du Alain Decaux tellement c’est mal écrit…). Après une farouche résistance, Kiev est occupée. C’est pas comme Paris en 40, Kiev a au moins essayer de résister avec ses hommes, ses femmes et ses enfants, aussi, sans doute. Cent mille Allemands sur le front de l’Est, j’ignore combien de volontaires italiens,finnois ou français, je préfère ignorer le nombre de nazis. Tout nazis qu’ils sont - ô Barbara, quelle connerie la guerre – ces braves gens, à leurs moments perdus, jouent au foot. Comme les soldats de Tamerlan jouant au foot avec les crânes de leurs victimes, les Allemands jouent au foot avec des ballons, des vessies de porc, et sûrement parfois jouent-ils avec le cadavre de cette femme violée puis abattue, et peut-être aussi, parfois, certains soirs d’ivresse ou de victoire, jouent-ils avec le cadavre de cet enfant arraché à sa mère froidement abattue, puis violée, pour changer.

Toujours est-il que parmi ces cent mille hommes, il en est onze jouant au foot qui, pour punir l’affront de la résistance ukrainienne, décidèrent de ce match contre le Dynamo, équipe qui était déjà la plus prestigieuse de toute l’URSS, de Vladivostok à Leningrad. Les Allemands placardèrent donc dans Kiev qu’un match aurait lieu deux jours plus tard dans le plus grand stade de la ville qui était alors le Zenith, et que l’entrée serait gratuite. Ils n’écrivirent pas sur l’affiche les tribunes surveillées par les chiens, les mitrailleuses et les Waffen SS. Ils n’oublièrent en revanche pas d’écrire l’enjeu du match : la défaite ou la mort, une victoire contre les troupes du glorieux Reich et c’était la fusillade sous les yeux du peuple, au milieu du stade.

Le match commence. Le stade est comble. Les Ukrainiens sont venus en nombre, ils savent. Les Allemands ouvrent la marque. Les Ukrainiens égalisent peu avant la mi-temps. La foule rugit. Le match reprend, le stade encourage son équipe. De plus en plus euphoriques, les joueurs du Dynamo se ruent sur les buts adverses. Plus qu’une poignée de secondes à jouer, faute allemande dans la surface, l‘arbitre n’a d’autre choix que de siffler le penalty. Tous se regardent ; d’un pas déterminé, le capitaine ukrainien s’avance, prend le ballon, le pose à onze mètres du gardien adverse. Je ne sais à quoi il pense à cet instant précis, peut-être à sa femme violée puis abattue sous ses yeux, peut-être à son fils, je ne sais à quoi pensent ses coéquipiers, je ne sais à quoi pense le stade, je sais juste que les nazis ne pensent pas puisqu’ils n’ont jamais pensé, je sais juste que cet homme dont j’ignore le nom tire ce penalty hors de portée du gardien allemand, je sais juste qu’il doit avoir le regard haut et droit quand il retourne auprès de ses coéquipiers, que l’arbitre siffla aussitôt la fin du match, que les mitrailleuse descendirent aussitôt sur la pelouse pour accomplir leur promesse ; je sais juste qu’un monument est élevé à la mémoire de ces hommes en face du stade de Kiev.

Je sais aussi que je ferai un jour un livre de cette histoire merveilleuse, je sais que je continuerai à raconter cette histoire jusqu’à ma mort, à mes amis, à mes épouses, à quiconque, à mes petits enfants qui ne me connaîtront jamais sinon par cette histoire de tristesse et d’espoir, cette histoire qu’ils auront apprise dans les livres ou les yeux d’un grand-père qui voulait à jamais chérir le souvenir de ces hommes.




Marlene Dietrich - Sag mir wo die Blumen sind

14 commentaires:

Anonyme a dit…

UKRAINE
les terres y sont extrêmement fertiles

Anonyme a dit…

Jamais vu le foot comme ça, comme symbole de résistance. Pas seulement match de foot mais combat entre idéologies.
Mais je croyais que, dans l'histoire de Dynamo, mais c'est de vieux souvenirs, ils avaient refusé de marquer un but.
Mes souvenirs s'embrouillent entre ce que j'ai lu, vu au ciné ou tv, vieux film qui raconte cette histoire, et vu de mes yeux. Suis allé à Kiev, vu le stade. Le monument, je ne me rappelle pas. Je crois me souvenir que, pas loin, les mariés se prenaient ou faisaient prendre, en photo.

ubifaciunt a dit…

@ birahima : le grenier à blé, tout ça...

@ thé : ah si ! par exemple sous Franco, c'est à Barcelone et Bilbao qu'ont pu être sortis pour la première fois des drapeaux autres qu'espagnols (les clubs de supporters étaient des vrais prétextes à activités militantes) de même la rivalité Celtic/Rangers à Glasgow est éminemment politique (caisses de solidarité et soutien militant actifs à Bobby Sands et à ses potes...) and so on...

Anonyme a dit…

Bon, je vais voir le foot, autrement.

Anonyme a dit…

non, finalement, je n'irai pas voir le foot.
Ce n'est plus et cela a été rarement un prétexte à des activités militantes. Même si cela a été. Je n'en disconviens pas.

Anonyme a dit…

Dis, ubi, c'est ton vrai grand-père ou c'est de la littérature ?

ubifaciunt a dit…

Mon vrai seul et unique. Fantasmé. Mais mon vrai.

ubifaciunt a dit…

un article de l'Huma de novembre 1996 avec Eduardo Galeano qui raconte aussi cette histoire dans son merveilleux "le football, de l'ombre à la lumière"


"Il faut rencontrer Eduardo Galeano chez lui, à Montevideo, dans la vieille ville, pour avoir une idée de ce qu’est un écrivain, un intellectuel populaire. Du chauffeur de taxi qui vous charge de le saluer de sa part, à la dizaine de personnes qui, profitant que l’écrivain est assis à la terrasse du vieux café Brasilero lui demandent un autographe et échangent avec lui quelques nouvelles de la famille, aux enfants, le peuple, si présent dans l’oeuvre d’Eduardo Galeano, rend un hommage vibrant, in vivo, à l’une des consciences du continent. Et l’auteur avoue une passion : « Comme tous les Uruguayens, j’ai voulu être joueur de football. Je jouais très bien, c’en était une merveille. Mais seulement la nuit, pendant que je dormais. »

Pourquoi l’une des grandes voix de l’Amérique latine, un de ses intellectuels les plus respectés, s’est-il mis à écrire sur le football ?

Le football fait partie de la vie. Avec les passions, les rejets qu’il suscite, il ne peut laisser indifférent un écrivain. Le football ressemble à la religion par la dévotion que lui vouent ses fidèles et par la méfiance dans laquelle le tiennent les intellectuels. Si Kipling, il y a un siècle, se moquait du football et des spectateurs, Borges, lui, en avait saisi toute la dimension : il donna, en pleine dictature, en 1978, au moment même où l’équipe nationale argentine jouait sa première rencontre du Mondial, une conférence sur le thème de l’immortalité.

Qu’est-ce qui, de tout temps, pourrait justifier le rejet des intellectuels ?

Les intellectuels de droite pensent que le football démontre que le peuple pense avec ses pieds : le football est la religion qu’il mérite, puisque l’instinct animal s’y imposerait à la raison. Quant à ceux de gauche, ils disqualifient ce sport parce qu’il castrerait les masses et détournerait leur énergie révolutionnaire, soit, du pain et des jeux, et, finalement des jeux sans pain : hypnotisée par la balle qui exerce sa perverse fascination, la classe ouvrière voit s’atrophier sa conscience et se laisse manipuler par l’ennemi de classe. Mais on constate qu’au début du siècle naquirent, sur les bords du Rio de la Plata, après que le football a été le sport des riches anglais, des clubs fondés par les ouvriers des chantiers navals et des chemins de fer. Certains dirigeants anarchistes et socialistes dénoncèrent alors cette manoeuvre de l’impérialisme visant à maintenir dans un état infantile les peuples opprimés. Cependant, l’Argentino juniors s’appelait à l’origine club des martyres de Chicago, en mémoire des ouvriers tués un 1er mai, et ce fut un 1er mai que fut fondé, à Buenos Aires, le club Chacarita dans une bibliothèque anarchiste. Il y eut quelques intellectuels qui célébrèrent le football - y ayant saisi ce que ce sport véhiculait de passions. Ainsi Gramsci qui choisit « ce règne de la loyauté humaine exercée à l’air libre ».

Et le football a souvent été utilisé par les gouvernements antidémocratiques et dictatoriaux…

Il est vrai que football et patrie ont toujours eu partie liée, du fait de l’identification du spectateur-citoyen avec le sport : les dictateurs surent jouer de ce lien : en 1934 et 1938, quand l’Italie remporta le Mondial, les joueurs gagnèrent au nom de la patrie incarnée par Mussolini. Au début et à la fin des rencontres, ils faisaient le salut fasciste. Quelques décennies plus tard, en Italie toujours, Silvio Berlusconi, propriétaire du club de Milan et de quelques chaînes de télévision, gagna les élections avec pour slogan « Forza Italia », mot d’ordre crié dans les stades ; il avait promis de sauver l’économie comme il l’avait fait avec son club. Les dictateurs latino-américains se firent un devoir de se lier au football selon l’axiome « le football c’est le peuple, le pouvoir c’est le football, et moi je suis le peuple ». La marche Pra frante Brasil, composée pour la sélection en 1970, devint la musique officielle du gouvernement du général Medici, dictateur qui posa pour la postérité avec la coupe gagnée par le Brésil. En Argentine, le dictateur Videla utilisa à son profit l’image du meilleur joueur du Mondial 78, son compatriote Mario Kempes. Le général Pinochet présida les destinées du club Colo-Colo, tandis que son homologue bolivien Garcia Mesa faisait de même avec Wilstermann.

La Coupe du monde 1978, qui se déroula en Argentine en pleine dictature, « prouva »-t-elle que le football sert de masque aux dictateurs ?

Deux ans après le coup d’état du général Videla, la Coupe du monde se déroula durant la dictature la plus sanglante de l’histoire argentine. Il est vrai qu’aucune allusion a été faite aux milliers de disparus. Mais deux ans plus tard, durant le « mundialito », disputé à Montevideo, on entendit dans les stades, pour la première fois, des mots d’ordre hostiles à la dictature qui, depuis 1973, asphyxiait l’Uruguay. Pendant sept ans, les gens s’étaient tus, et c’est dans les stades de football que naquit la contestation.

Mais l’exemple du Mondial de 1978 ne donne-t-il pas raison aux intellectuels qui répudient le football ?

Toute passion humaine pouvant être manipulée, comment le football, qui est une pratique universelle, y échapperait-il ? Mais le football peut être un lieu de résistance. Par exemple, en 1942, les joueurs du Dynamo de Kiev, en pleine occupation, commirent la folie de battre la sélection allemande, malgré l’avertissement reçu : « Si vous gagnez, vous êtes morts. » Les Soviétiques rentrèrent résignés sur le terrain, tremblant de peur, mais ils ne purent pas supporter de perdre leur dignité, aussi gagnèrent-ils et furent-ils fusillés, en tenue, dès la fin de la partie. En 1934, alors que le Paraguay et la Bolivie faisaient se massacrer leurs soldats dans le Chaco, la Croix-Rouge paraguayenne avait formé une équipe de football qui joua en Argentine et en Uruguay afin de recueillir les fonds nécessaires aux soins des blessés des deux camps. Trois ans plus tard, pendant la guerre d’Espagne, deux équipes itinérantes symbolisèrent la résistance de la République agressée. Pendant que Franco - aidé par Hitler et Mussolini - assassinait, une sélection parcourait l’Europe recueillant des fonds et faisant la propagande pour les républicains. Le club de Barcelone, dont le président avait été tué par les franquistes, faisait de même au Mexique et aux Etats-Unis. En 1958, en pleine guerre d’indépendance, les Algériens montèrent une sélection qui portait les couleurs patriotiques ; en faisaient partie les vedettes opérant en France. Mais elle ne put jouer que contre le Maroc et disputer des rencontres organisées par les syndicats, que dans certains pays arabes et d’Europe de l’Est. La Fédération internationale (FIFA) suspendit le Maroc et tous les joueurs algériens. Après 1962, ils furent intégrés dans les clubs français qui ne pouvaient pas se passer de leur talent."

Anonyme a dit…

Oui, ça me réconcilie un peu avec le foot.
J'ai vu , dernièrement, enfin, en janvier, je crois " L'année où mes parents sont partis en vacances ".
Film brésilien qui évoque 70 et la coupe du monde.
Equipe de Pelé. En pleine dictature.

J'ai beaucoup aimé ce film. Il raconte la dictature sans interrogatoires, sans tortures, sans discours politique, mais on la sent, présente, cette dictature ; on sent son poids et cette évocation est, oh, combien, bien plus présente que dans un film facile de Costa-Gravas. On sent cette présence noire, menaçante, pesante.
ça parle aussi de foot. Ils ont gagné. Ils ont eu la coupe. La nation-reine du foot était née. Mais, malgré la liesse populaire, malgré la coupe où tout un peuple était à l'unisson, en cet été 70, au Brésil, la terreur était reine. Reine du stade, mais reine aussi de la terreur.

Anonyme a dit…

Je vais plus souvent voir un film qu'un match de foot.

En fait, je vais souvent au ciné, mais je n'ai jamais vu de match de foot.

Et pourquoi je parle de foot, alors, moi qui n'y connais rien.?.

ubifaciunt a dit…

En fait l'équipe du Brésil n'est pas devenue "reine" en 1970 mais l'était bien avant : coupe du monde 1950 survolée et perdue en finale à cause de Barbosa face à l'Uruguay, victoires éclatantes en 1958 (dont une demi-finale d'anthologie contre la France de Kopa, Fontaine et Piantoni remportée 5 à 2 grâce à un minot de 17 ans qui commençait à se faire appeler Pelé) et 1962. Mais en 70 sous le soleil du Mexique, au sommet de son art cette Seleçao.

Anonyme a dit…

(merci, pour la grand-mère)

Anonyme a dit…

raison d'en parler Thé
preuve que le collectif ne trouve pas sa pertinence uniquement dans le foot, ni les syndicats

ubifaciunt a dit…

@ pam choo : de nada, tu peux pas la mettre non ? ça irait plutôt bien je trouve...

@ birahima : tiens je compte (re)lancer un collectif de ceux-elles qui en ont ras-le-cul d'entendre "motivé-e-s" en manif... si ça intéresse...