On me demande (merci les potes !) de répondre à un sujet à la con pour une mémoire d'anthropologie. Et qu'attention la question c'est du haut niveau :
"Que pensez-vous de l'art et des artistes ? Quelle représentation en avez-vous dans la société actuelle ? Quelle place leur acordez-vous dans votre vie personnelle ?"
Vous avez deux heures...
"Qualis artifex pereo !" qu’il aurait dit, le Néron, au moment de crever. Quel artiste meurt avec moi. C’est inévitable, dès qu’on veut parler de l’art et des artistes, tous les clichés y passent : l’incendie de Rome, Sénèque forcé à se taillader les veines, le meurtre d’Agrippine.
Près de 2000 ans plus tard, l’Empire n’est guère plus avancé. Sa déliquescence n’a pas été encore mise à sac par les hordes barbares que nous sommes. On a vaguement compris, après Tacite, après Plaute, on a vaguement compris depuis Joyce, Beckett et Debord, depuis Flaubert au fond, sans doute, que l’illusion domine le monde et l’art en particulier, que tout est vain et ment avec obstination dans le vent, que ce cliché même que j’écris, nous le savons depuis Tacite, depuis Homère, depuis toujours.
Nous ne sommes que des tuyaux. Nous recrachons, à notre manière. Les artistes peuvent crever. Ils sont déjà morts. Il ne s’agit plus de se considérer en tant qu’artiste mourant mais de tuer l’artiste en nous. Deuxième cliché. Surtout, ne pas s’engluer dans ces considérations aussi plates que la poitrine de Jane Birkin.
Quelque part, là-bas, c’est comme un fantasme. Une île, déjà, c’est de l’ineffable, du possible et du rêve. Une île bretonne encore plus. Du mythe. Et un bar sur une île bretonne, forcément, y a des chances que tu rentres de plain-pied dans la légende et l’éthylique forcené. Et le bar est aussi consubstantiel à l’artiste (forcément maudit) que le HLM au politicien (forcément véreux).
Rentrons dans le cliché, poussons la porte du troquet. Il est 18 heures, pas encore grand monde, ça pue le tabac froid et la bière renversée de la veille, aux murs les graffitis les plus improbables le disputent aux notifications de fermeture administrative des pandores locaux. Le patron n’est pas encore là ou alors vient-il d’arriver et te prend-il par la main pour t’expliquer les raisons de la première interdiction en 1976, le concert de soutien où deux mille personnes étaient venues, dont des artistes, des mêmes-pas-bretons qui avaient fait le trajet Larzac – Lorient puis qui avaient pris le bateau pour venir chanter en hommage à ce lieu incroyable. Et toutes les autres, celle de 1995, et celle, terrible, de début 2000, alors que cette saloperie d’Érika et les bénévoles venus se réchauffer le corps et l’âme tous les soirs, les mains encore noires et gluantes, et des litres de bière, le soir, pour (ne pas) oublier. Le drapeau breton à jamais maculé de pétrole qui trône près de l’arrêté de janvier 2000 ; ces gens venus de Bretagne, France, d’Euskadi, d’Irlande et d’ailleurs faisaient trop de bruit, le soir. Il fallut fermer six mois.
Il raconte tout ça, le Beudeff, ou il le sous-entend. Il est 20 heures, les premiers clients viennent d’arriver pour l’apéro. La salle et vide. D’autorité, Beudeff les fait s’asseoir à côté de toi, « comme ça, au moins, tu auras parlé à quelqu’un et tu connaîtras des vrais gens d’ici la fin de la soirée ». Ca parle souvent de révolte et de résistance, ça brandit le poing plus souvent qu’à son tour ; et plus les verres se vident, plus l’on se croit artistes.
Il est bientôt 22 heures, la salle est presque pleine, imperturbables les bières défilent, et les chansons commencent à être doucement fredonnées, des chansons de mer et d’espoir, des chansons qui sentent la poiscaille et les naufrages, des chansons anonymes, et d’autres, évidentes, puisque c’est sans doute à ça que se reconnaît le génie, Piaf et Brel qui ne sont jamais loin. Une guitare peut sortir, le son déchirant de l’accordéon peut alors monter, les "la la la" remplacent les couplets oubliés, Beudeff ramène des bières.
Il est 2 heures, le bar va bientôt fermer, tout tourne au tour d’un truc à trois temps qui te fait valser comme un autiste, quand l’air seul te différencie de l’artiste. C’est l’heure des considérations qui se voudraient éternelles. La vie, la mort, tout ça, et les harangues aux étoiles. La dernière bière. Beudeff sourit, encore une fois, ferme la porte, lève une dernière fois le poing et repart dans la nuit à bord de son éternelle Deux-Chevaux grise.
C’est l’heure où tous les clichés sont possibles, où tout prend sens dans la magie du monde, où Homère murmure à l’oreille, où Flaubert souffle avec le vent, où même Godard devient intelligible. C’est la bière de trop, pour la route, quand tout alcoolique se prend pour un artiste en suivant la route montrée par la Grande Ourse, quand lyrisme, espoir et nihilisme se conjuguent enfin. C’est l’heure des œuvres qui ne seront jamais écrites et des filles que l’on n’aura jamais. C’est l’heure de la nuit, de la nuit éternelle sur le monde et de la seule angoisse qui vaille, celle qui a tétanisé Homère et Édith. Celle de la dernière bière.
J’apprends la semaine dernière que Beudeff vient d’y passer, qu’il a rejoint au fond du trou la fosse commune de mes souvenirs. Il n’aura pas supporté la fin de l’odeur du tabac froid des lendemains de cuite et aura préféré se laisser partir tranquillement ; ou ce goût âcre de fumée l’aura crevé d’un cancer à la con. J’aurais voulu que ce soit par une nuit de décembre, que le bar ferme une nouvelle fois vers les deux heures, qu’il se soit engueulé avec les pandores et qu’il parte dans sa Deuch’ grise, la nuit l’enveloppe, le crachin ou le vent, les phares disparaissent lentement au loin et se confondent avec les rares étoiles, qu’il jure encore en tendant le poing, qu’il rate un virage ; la Deuch’ fait une embardée et se fracasse sur du granit breton ou dans le grand Océan au bas de la falaise.
Ici, Rome n’en finit pas de brûler.
(OST : Jehan - Si tu me payes un verre)
lundi, janvier 07, 2008
Dieu est mort, l'Art est mort, Beudeff est mort, Sarko va bien merci...
chant sème antique :
beudeff à jamais insoumis,
question à la con,
ubifaciunt
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2 commentaires:
Putain c'est pas vrai. Je parlais de ce bar vendredi dernier avec elle http://julia-in-oz.blogs-de-voyage.fr/ , que je viens de rencontrer qui y a aussi des souvenirs. Raaah.
mouais, ça fait grave chier.... passe lui le coucou à la Julia (half of what I say is meaningless)
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