mardi, octobre 30, 2007

le voyage en Grèce, vol. III

Dès le début de la journée, je crois que je vais y passer.

Marché municipal d’Athènes, deux heures de l’après-midi, je fais mon touriste curieux et m’engage dans une allée. Des bouchers. Partout. Et des carcasses de viande. Et des bouchers. Pas un seul client, rien que des bouchers. Je marche vingt mètres, vois une issue au bout de l’allée, je ne peux plus reculer. Et les bouchers, juste au moment où je passe, ils aiguisent leurs couteaux qui ressemblent plus à des sabres qu’à des couteaux. Il fait plus de 25 degrés, et la sueur commence à sacrément dégouliner de mes aisselles. Et putain qu’ils font une drôle de tête quand je passe au milieu d’eux. L’impression d’être dans une scène inédite de Midnight Express. Et les bouchers grecs, en plus, ils ont la moustache de l’emploi, alors si t’ajoutes en plus l’odeur de viande et le bruit des couteaux qu’on aiguise, t’es bien content d’arriver au bout de l’allée et de te retrouver au milieu des poissonniers. Et tu chéris le poulpe qui sèche tendrement à un croc.

Savoir que je vais monter, tout à l’heure. Ne s’attendre à rien, surtout. Je passe avant par l’ancienne Agora, bikoz quand même l’ancienne Agora, là où les camarades Démosthène, Périclès, Socrate et tous les autres inventaient un monde. De loin, je crois qu’elle m’attend.



La montée, sous le même soleil qu’il y a deux millénaires. Il fera toujours beau sur Athènes. Les oliviers, les théâtres, le marbre, je pense à Egée qui attendra toujours la voile de son fils, je pense à Sophocle et Euripide qui ont fait à mes pieds, je pense au Nietzsche, à la naissance du chant du bouc, et à son âme cramée de Turin.

Se retourner. Voir la ville et le monde entre les colonnes des Propylées. Comprendre, un peu, pourquoi ici. Ce ne pouvait être autrement. Vertige.

Marcher, un peu. A peine le temps de respirer que le Parthénon m’explose à la gueule. Trop de force, de justesse, de perfection. Besoin de parler.

S’asseoir. Un skilos adespotos me rejoint. Un chien errant. Je le caresse, l’embrasse, je lui raconte sans doute cette baffe dans la gueule que je suis en train de me prendre. Et puis, comme dans ces lieux où je ne sais faire autrement, comme Tony Leung à Angkor, comme dans la solitude d’un champ de coton, je lui dis un secret. Je lui dis qu’il est évidemment libre de le garder pour lui, de le hurler à la face de l’univers ou de s’en contrefoutre. Je vais pour me lever, le caresse et l’embrasse une dernière fois. Le chien tourne la tête vers moi, ouvre les yeux ; il est aveugle. Je chiale comme un gosse alors que, là-haut, Homère doit bien se marrer.

Le reste importe peu, Athéna, les cariatides et la lumière sur l’Erectheion.

La ville, la mer, les îles entre les colonnes des Propylées. Je ne sais pas si je retourne au monde ou si je viens d’en sortir.







Le Pnyx, en fait Filopappos, colline des Muses. Toujours sous le choc, les chemins me plaisent, m’attirent, me paument. La vue, en haut, sur l’Acropole et le Pirée. Une colline à l’abri, au secret, au repos. J’ouvre la bouteille de Retsina et offre instinctivement les premières gouttes à cette terre, comme un hommage. Les Muses sourient.





Exarchia by night, à boire du blanc en lisant Montaigne. La serveuse s’approche, mate vaguement mes Essais et s’écrie : « Oh, je suis une serviteuse qui parle un peu français… » J’éclate d’un rire aussi pur et frais que le lefko krassi qu’elle me sert.

Une meuf qui boit son rouge à l’autre bout de la terrasse me demande si je parle français. Prof de danse contemporaine expatriée à Athènes, les verres de pif se succèdent, les sujets de discussion aussi, la Grèce, la France, forcément et puis Pietragala, Lisbonne, Koltès. Je commence à être joyeusement bourré et j’ai malgré tout la lucidité d’halluciner sur cette ville où je suis en train de débattre avec une danseuse comme si de rien était sur Tabataba.

Je foire consciencieusement le dernier métro mais parviens malgré tout à trouver l’épicerie qui me fournit la bière pour la route. Et je me paume, fatalement. Et paumé dans Athènes à 4 heures du mat’ quand t’es ivre mort et que t’arrives même plus à lire les noms de rues sur ton plan tellement les lettres elles bougent, tu te dis que ça va être folklo pour retourner à la maison.

Comme toutes les nuits, les MAT, équivalent de nos CRS, de l’astinomia encerclent Exarchia. Présence efficace et symbolique. Dans ce que je crois être mon grec le plus pur, ma bière et mon plan à la main, je demande la route de Pato Katissia à un des trois Robocops. « I dont know, my friend » qu’il me répond illico. Il attend dix secondes puis me dit avec un mauvais sourire de prendre à gauche. Ce que je. Un autochtone dans la rue de gauche, chevelu, bonne barbe, et l’air foncièrement plus sympathique que le monsieur que je viens de voir avant. Je demande confirmation. Bizarrement, c’est la direction inverse qu’il m’indique. Ayant plus de propension à me fier aux bonnes gueules qu’au bras armé de l’Etat, je fais demi-tour, et repasse devant les keufs en les regardant d’un méchant regard alcoolisé. Contrôle d’identité. Je brandis mon passeport et hurle un truc du genre : « I’m a french citizen, I’m gonna cry to my ambassador » et, bizarrement, ils comprennent tout de suite. Et ils poussent même le vice jusqu’à me dire : « Pardon monsieur, c’est une erreur. Au revoir. » En français.

Mais avec tout ça, je ne suis toujours pas près d’être dans mon pieu. La route est cependant facile, même si elle longue, disait en substance Raffarin. Après le deuxième feu, je prends à gauche, puis à droite et logiquement c’est bon pour dans une demi heure. Manque de pot, je marche tout droit depuis une heure et quart et c’est toujours pas bon. Un mec me dit que j’ai carrément dépassé et que je dois retourner sur mes pas, et que c’est pas tout près. Blourg.

Je redemande à deux gars qui sortent de chez eux. Ils me disent un truc du genre « Oh, ça tombe bien, on passe à côté en bagnole, si tu veux on te dépose ». Un des gars m’ouvre la porte, j’ai bien un éclair de lucidité pour me dire « Putain, Ubi, paumé, bourré dans une ville de dingues, tu parles pas un mot de grec et tu vas monter dans cette bagnole. Dans deux minutes au mieux ils sortent la lame et te dépouillent, au pire ils te prennent en otage et personne saura jamais comment t’as fini… ».

Je monte dans la caisse. Les deux gars refusent la clope que je leur offre. Ça sent de pire en pire cette affaire. Et là, je craque. Quand le chauffeur me demande d’où je viens, je ne trouve rien de mieux à lui dire que « Parisssssss, France ». Le type qui non seulement se fout dans le gueule du loup, mais referme ensuite avec application les mâchoires. Genre j’aurais pas pu dire Nanterre ou Reims ou Nancy ; non, Paris, carrément, alors qu’en plus je viens même pas de là.

Je leur demande s’ils sont Grecs. « No, Timisoara, Romania ». Et là, faut bien dire que je suis au plus mal. Manquerait plus que je sois tombé sur les deux derniers survivants des charniers de Ceausescu. Cigarette ? Non ? Et là, les bouchers et les flics, à côté c’est la petite maison dans la prairie. J’essaie de faire comme si que tout est normal et que tout va bien alors que dans cinq minutes, je vais sûrement me remettre à croire en Dieu.

« This is Kato Patissia ». Je sors de la bagnole. Z’êtes sûrs que vous voulez pas une clope ? Dax’ les gars, efkaristo, c’est cool. Ils démarrent en faisant des grands gestes de la main pour me dire au revoir.

Deux étrangers aussi bons et simples que dans une chanson de Brassens.

Mon pieu. Un verre de Retsina à la main, je ris.

Welcome in Athens.

Stayin’ alive.

4 commentaires:

el rubab a dit…

"i'm gonna cry to may ambassador"; j'aurais bien voulu voir çà Ubi...
sinon toujours mortelles les photos ...

ubifaciunt a dit…

Oui oui, c'était pas mal... incident diplomatique avec un mec bourré qui veut chialer (me souvenais plus du mot "crier") auprès des Ferrero Roche d'Or. Hu hu.


(cimer pour les tofs mais comme disait Zinedine Z. en octobre 2001 "le meilleur est à venir" ; ah cette aurore sur le temple d'Apollon à Delphes...)

Anonyme a dit…

Le Grand Voyageur qui se fait des frayeurs (tu m'amuses) !
Manifestement, les cariatides c'est pas ton truc (pourtant le galbe sous le drapé c'est quelque chose, non ?) Mais on sent bien qu'il se passe quelque chose dans ton récit.

ubifaciunt a dit…

J'ai préféré la danseuse aux Cariatides... C'est grave, docteur ?