samedi, février 07, 2009

Au bal de la nuit










Des multitudes d’Europe en marche contre l’Empire et vers Gênes.


"Nous sommes nouveaux, mais nous sommes de toujours. Nous sommes anciens pour le futur, armée de la désobéissance dont les histoires sont des armes, en marche depuis des siècles sur ce continent. Sur nos étendards est écrit « dignité ». En son nom, nous combattons quiconque se veut maître des personnes, des champs, des bois et des cours d’eau, gouverne par l’arbitraire, impose l’ordre de l’Empire, réduit les communautés à la misère.

Nous sommes les paysans de la Jacquerie. Les mercenaires de la Guerre de Cent ans razziaient nos villages, les nobles de France nous affamaient. En l’an du Seigneur 1358, nous nous soulevâmes, nous démolîmes les châteaux, nous reprîmes ce qui nous appartenait. Certains d’entre nous furent capturés et décapités. Nous avons senti le sang remonter dans nos narines, mais nous étions en marche désormais, et nous ne nous sommes plus arrêtés.

Nous sommes les ciompi de Florence, petit peuple des fabriques et des arts mineurs. En l’an du Seigneur 1378, un cardeur nous conduisit à la révolte. Nous prîmes l’hôtel de ville, nous réformâmes les arts et les métiers. Les maîtres s’enfuirent à la campagne et de là, ils mirent le siège à la ville. Au bout d’années d’effort, nous ayant vaincu, ils restaurèrent l’oligarchie, mais la lente contagion de l’exemple, ils ne purent l’arrêter.

Nous sommes les paysans d’Angleterre qui prirent les armes contre les nobles pour mettre fin à la gabelle et aux impôts. En l’an du Seigneur 1381, nous avons écouté la prédication de John Ball : « Quand Adam bêchait et qu’Eve filait / Où était le maître ? ». Avec des serpes et des fourches, nous sommes partis de l’Essex et du Kent, nous avons occupé Londres, nous avons mis le feu, nous avons saccagé le palais de l’Archevêque, nous avons ouvert les portes des prisons. Par ordre du roi Richard II, beaucoup d’entre nous montèrent à l’échafaud mais rien ne serait plus comme avant.

Nous sommes les hussites. Nous sommes les taboristes. Nous sommes les artisans et les ouvriers de Bohême, rebelles au pape, au roi et à l’Empereur après que le bûcher eut consumé Jean Hus.

En l’an du seigneur 1419, nous assaillîmes l’hôtel de ville de Prague, nous défenestrâmes le bourgmestre et les conseillers municipaux. Le roi Venceslas mourut de crève-cœur. Les puissances d’Europe se mirent en guerre, appelèrent aux armes le peuple tchèque. Nous repoussâmes chaque invasion, dans notre contre-attaque, nous entrâmes en Autriche, en Hongrie, dans le Brandebourg, en Saxe, en Franconie, dans le Palatinat… Le cœur d’un continent entre nos mains. Nous abolîmes le servage et la dîme. Nous fûmes défaits par trente ans de guerres et de croisades.

Nous sommes les trente-quatre mille qui répondirent à l’appel d’Hans le joueur de flûte. En l’an du Seigneur 1476, la Madone de Niklashausen apparut à Hans et lui dit : « Plus jamais de rois ni de princes. Plus jamais de papauté ni de clergé. Plus jamais de taxes ni de dîmes. Les champs, les forêts et les cours d’eau seront à tous. Tous seront frères et personne ne possèdera plus que son prochain. » Nous arrivâmes le jour de la Sainte Marguerite, un cierge à la main et une pique dans l’autre. La Sainte Vierge nous avait dit quoi faire. Mais les cavaliers de l’Evêque capturèrent Hans, puis ils nous attaquèrent et nous défirent. Hans brûla sur le bûcher. Pas les paroles de la Sainte Vierge.

Nous sommes ceux du Brodequin, salariés et paysans d’Alsace qui, en l’an du Seigneur 1493, conspirèrent pour exécuter les usuriers et effacer les dettes, exproprier les richesses des monastères, réduire les appointements des prêtres, abolir la confession, substituer au Tribunal impérial des juges de village élus par le peuple. Le jour de la Sainte Pâque, nous attaquâmes la forteresse de Schlettsadt, mais nous fûmes défaits et beaucoup d’entre nous pendus ou mutilés et exposés à la risée des gens. Mais certains d’entre nous poursuivirent leur marche et portèrent le Brodequin dans toute l’Allemagne. après des années de répression et de réorganisation, en l’an du Seigneur 1513, le Brodequin arriva à Fribourg. La marche ne s’arrêta pas, et le Brodequin n’a jamais cessé de frapper le sol.

Nous sommes le Pauvre Konrad, paysans de Suède qui se rebellèrent contre les taxes sur le vin, la viande et le pain, en l’an du Seigneur 1514. A cinq mille nous menaçâmes de conquérir Schorndorf, dans la vallée de Rems. Le duc Ulderic nous promit d’abolir les nouvelles taxes et d’écouter les doléances de paysans, mais il voulait seulement gagner du temps. La révolte s’étendit à toute la Suède. Nous envoyâmes des délégués à la diète de Stockholm, qui accepta nos propositions, ordonnant qu’Ulderic fût flanqué d’un conseil de chevaliers, bourgeois et paysans et que les biens des monastères fussent expropriés et donnés à la communauté. Ulderic convoqua une autre diète à Tübingen, fit appel aux autres princes et rassembla une grande armée. Il lui en coûta toutes les peines du monde pour réduire la vallée de Rems : il assiégea et affama le Pauvre Konrad sur le mont Koppel, pilla les villages, arrêta seize mille paysans, seize eurent la tête coupée, les autres, il les condamna à payer de fortes amendes. Mais Le Pauvre Konrad se soulève encore.

Nous sommes les paysans de Hongrie qui, rassemblés pour la croisade contre le Turc, décidèrent plutôt de mener la guerre aux seigneurs, en l’an du Seigneur 1514. Soixante mille hommes en armes, guidés par le commandat Dozsa, portèrent l’insurrection dans tout le pays. L’armée des nobles les encercla à Czanad, où était une république des égaux. Il fallut deux mois de siège. Dozsa fut rôti sur un trône rougi à blanc, ses lieutenants contraints d’en manger la chair pour avoir la vie sauve. Des milliers de paysans furent empalés ou pendus. Le massacre et cette eucharistie impie dévièrent la marche mais ne l’arrêtèrent pas.

Nous sommes l’armée des paysans et des mineurs de Thomas Münzer. En l’an du Seigneur 1524, au cri de : « Toutes choses sont communes ! », nous avons déclaré la guerre à l’ordre du monde, nos Douze Articles firent trembler les puissances d’Europe. Nous conquîmes les villes, nous réchauffâmes le cœur des gens. Les lansquenets nous exterminèrent en Thüringe, Münzer fut torturé par le bourreau mais qui pouvait encore le nier ? Ce qui appartenait à la terre, retournerait à la terre.

Nous sommes les travailleurs et les paysans sans fermes qui, en l’an du Seigneur 1649, à Whalton-on-Thames, dans le Surrey, occupèrent la terre communale et commencèrent à la sarcler et à l’ensemencer. On nous appela les Diggers, les « bêcheurs ». Nous voulions vivre ensemble, mettre en commun les fruits de la terre. Plusieurs fois, les propriétaires terriens excitèrent contre nous des foules déchaînées. Villageois et soldats nous attaquèrent et détruisirent la récolte. Quand nous coupions du bois dans la forêt domaniale, les seigneurs nous dénonçaient. Ils disaient que nous avions violé leur propriété. Nous nous sommes transportés à Cobham Manor, nous avons construit des maisons et semé du blé. La cavalerie nous agressa, détruisit les maisons, piétina le blé. Nous avons reconstruit, semé à nouveau… D’autres comme nous s’étaient réunis dans le Kent et dans le Northamptonshire. Une foule en tumulte les éloigna. La loi nous chassa, sans hésiter nous nous remîmes en chemin.

Nous sommes les serfs, les travailleurs, les mineurs, les évadés et les déserteurs qui s’unirent aux cosaques de Pougatchov, pour renverser les autocrates de Russie et abolir le servage. En l’an du Seigneur 1774, nous nous sommes emparés des forteresses, nous avons exproprié les richesses et de l’Oural nous nous sommes dirigés vers Moscou. Pougatchov fut capturé, mais les graines ont donné des fruits.

Nous sommes l’armée du général Ludd. Ils ont chassé nos pères des terres sur lesquelles ils vivaient, nous fûmes ouvriers tisserands, puis arriva l’outil, le métier à tisser mécanique… En l’an du Seigneur 1811, dans les campagnes d’Angleterre, durant trois mois, nous avons frappé les fabriques, nous avons détruit les métiers à tisser, nous nous sommes joués des gardes et des connétables. Le gouvernement envoya contre nous des dizaines de milliers de soldats et de civils en armes. Une loi infâme établit que les machines comptaient plus que les personnes et que quiconque les détruisait serait pendu. Lord Byron mit en garde : « N’y a-t-il pas assez de sang dans votre code pénal, qu’il se doive en verser encore pour qu’il monte au ciel et témoigne contre vous ? Comment appliquerez-vous cette loi ? Enfermerez-vous un pays entier dans ses prisons ? Dresserez-vous un échafaud dans chaque champ pour y pendre des hommes comme des épouvantails à corbeaux ? Ou simplement mettrez-vous en œuvre une extermination ? Est-ce cela les remèdes pour une populations affamée et désespérée ? » Nous avons déclenché la révolte générale, mais nous étions épuisés, affamés. Ceux qui n’étaient pas pendus par le cou furent déportés en Australie. Mais le général Ludd chevauche encore la nuit, aux limites des champs, et il rassemble encore les armées.

Nous sommes les multitudes ouvrières du Cambrigeshire, aux ordres du Capitaine Swing, en l’an du Seigneur 1830. Contre des lois tyranniques, nous nous sommes mutinés, nous avons incendié les granges, nous avons démembré les machineries, nous avons menacé les patrons, attaqué les postes de police, exécuté les délateurs. Nous fûmes conduits au gibet, mais l’appel du capitaine Swiing serrait les rangs d’une armée plus grande. La poussière soulevée par son avancée se posait sur les tuniques des argousins et sur les toges des juges. Cent cinquante ans d’assaut du ciel nous attendaient.

Nous sommes les tisserands de Silésie qui se rebellèrent en l’an 1844, les imprimeurs de cotonnades qui cette même année enflammèrent la Bohème, les prolétaires insurgés de l’an de grâce 1848, les spectres qui hantent les nuits des papes et des tsars, des patrons et de leurs laquais. Nous sommes ceux de Paris, an de grâce 1871. Nous avons traversé le siècle de la folie et des vengeances, et nous poursuivons notre marche.

Eux, ils se disent nouveaux, ils se baptisent de sigles ésotériques : G8, FMI, WB, OMC, NAFTA, FTAA… Mais ils ne nous trompent pas, ce sont ceux de toujours : les écorcheurs qui razzièrent nos villages, les oligarques qui reprirent Florence, la cour de l’empereur Sigismond qui attira Jean Hus par la tromperie, la Diète de Tübingen qui obéit à Ulderic et annula les conquêtes du Pauvre Konrad, les princes qui envoyèrent les lansquenets à Frankenhausen, les impies qui rôtirent Dozsa, les propriétaires terriens qui tourmentèrent les Bêcheurs, les autocrates qui vainquirent Pougatchov, le gouvernement contre qui tonna Byron, le vieux monde qui rendit vains nos assauts et défit chaque marche vers le ciel.

Aujourd’hui, ils ont un nouvel empire, sur toute sa surface ils imposent une nouvelle servitude de la glèbe, ils se prétendent patrons de la Terre et de la Mer.

Contre eux, encore une fois, nous, multitudes, nous nous soulevons.



Wu Ming

Gênes, Péninsule italique, 19, 20 et 21 juillet d’une année qui n’est plus d’aucun Seigneur."



la Wu Ming fundation


Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

















« Nul ne doit faire semblant d’être vivant.
Il ne s’agit pas de faire semblant. Le nombre
des blessés n’a pas été fixé d’avance. L’épilogue
n’a pas encore été écrit. Il n’y a pas d’épilogue… »




Je suis le 22 avril 2007.

Je ne fais pas semblant. Je suis bientôt mort. Je suis ailleurs.

Ici, les mots sont ma seule arme.

Je suis celui qui tue, les freluchettes qui se prennent pour des stars, l'ex et le futur et le présent président de la prétendue république, ceux qui croient faire de la musique à grand renfort de nihilisme, Debord et tou-te-s les suicidé-e-s, de Sénèque au Van Gogh killed by society, et les Bimbos, et les Killers.

Je suis racaille sur la grande dalle d'Argenteuil, et nique sa mère l'intégration.

Je suis sans-papiers rue Rampal, étranger de ma propre ville, méconnaissable, le reflet du miroir ne me ressemble pas, moi, sans-papiers de l’intérieur.

Je suis la peste et le choléra, le hasard et la nécessité, l’aurore et le crépuscule.

Je suis Athènes.

Je suis marin du Pascal Paoli sous l’œil lubrique de TF1 et du GIGN.

Je suis les feux de joie de novembre 2005.

Je suis italien venant faire le siège de la Sorbonne, je suis -fils de communard- le Paris debout qui se réveille.

Je suis les barricades d’Ungdomshuset et les miroirs d’Oaxaca.

Je fracasse les vitrines de l'UMP et des autres à Avignon et ailleurs, je suis dehors, je suis au trou.

Je suis la gare du Nord et les sept heures qui s’en suivent. 

Je suis ailleurs, je suis la suite que j’ignore, la rage qui couve, la marmite qui explose.

Je suis la France, l’Anti-France, je suis le peuple, je suis ailleurs, je suis au monde.

Je suis le 6 mai 2007, je ne vote pas, je suis cette voix de révolte qui jamais ne s’éteint, corps qui se réchauffe à celui de mes frères, cœur qui gonfle, je suis les armes qui se cachent, je suis le sang impur, le bataillon de l’ombre.

Je ne fais pas semblant. Je suis bientôt mort. Je suis ailleurs.



« … Il n’y a pas d’épilogue. Personne n’est
tenu de faire semblant. Je représente ce que
je suis et rien de plus. Je ne cherche pas à
représenter un état différent de celui où je suis,
ici, à cet instant. »



Peter Handke

Outrage au public











Charles Trenet - Au bal de la nuit












Spéciales kassdédis :

- Au glorieux camarade Jérôme pour la première tof, prise devant le Lutétia (on n'oublie pas...) pendant le CPE (on n'a pas oublié...)

- Au glorieux camarade Quadrup' (vivement l'apéro), pour la conf' et la découverte du texte de Wu Ming sur Gênes. Carlo Giuliani, on n'oubliera jamais.

- Aux glorieux Bimbo Killers, morts de leur belle mort, et pour qui le deuxième texte fut écrit.

- Au glorieux camarade Jérôme Leroy, pour la découverte de cette merveille de Trenet, quoi que vaguement collabo et pédophile. "Sans lui, nous serions tous des comptables", qu'il disait le Brel ; la preuve.

- Aux glorieus-euses camarades inconnu-e-s, de partout et d'ailleurs ; à nous tou-te-s en marche, au bal du Néant.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

oui il faut continuer

birahima2 a dit…

non
il faut continuer

Jérôme Leroy a dit…

Merci camarade. Tu seras le Tacite de cette fin du monde là.
Amitiés rouges

thé a dit…

Très beau texte, ubi
Comme toujours
Tacite, non

ubifaciunt a dit…

@ anonyme & bira : Je vais continuer. (1949)

@ jérôme leroy : Tiens, j'étais en train de lire "la minute prescrite..." commandée chez mon bienveillant libraire nanterrien, au troquet en fumant des clopes et buvant des bières, quand un zouzou bourré d'une vingtaine d'années m'arracha le bouquin, lut la 4ème de couverture, conclut que c'était de la merde, et dit que le seul truc valable récemment était Fante. Du coup, on a parlé un quart d'heure de "Demande à la poussière". Arturo Bandini, trop la classe. C'était drôle et incongru et bien et vrai. Et j'ai continué à (te) lire ensuite.

@ thé : c'est grâce au Quadrup' !

Jérôme Leroy a dit…

On retrouve tout le joli monde évoqué par Wu Ming dans un des derniers livres lisibles de Vaneigem,(au moins dix ans), La Résistance au Christianisme.