lundi, mars 17, 2008

Les sanglots de l'espoir crevant d'Andalousie

La suite de par là...



On avait galéré, avec trois autres éducs, pour dégoter au S. un "séjour de rupture" plutôt que la réalité de trois ans de cabane. Encore un des rares bénéfices de l'ordonnance de 1945 (1) qui ne va pas tarder à être peau-de-chagrinisée par Casse-toi pauv' con et sa clique.

Donc le S. va partir marcher avec un accompagnateur quatre mois entre le Pays Basque et Séville plutôt que de croupir en zonzon. Et on espère furieusement qu'il se prendra une bonne grosse baffe dans la gueule et qu'il va se mettre un peu à méditer. Le premier truc que S. a claqué à l'éduc judiciaire qui lui a appris la nouvelle, c'est qu'il avait mal au genou et que ça allait pas être possible de marcher 25 bornes par jour. Avant d'éclater de tout son rire de gosse de 17 ans.

Sûr que j'espérais sa lettre de Bois d'Arcy. Je m'attendais juste à ce qu'il me donne son numéro d'écrou et une demande officielle pour que j'aille le visiter. Pas à chialer comme un con d'émotion à 10 heures du mat' en arrivant au taf :


"Wesh, Ubi, bien ou bien ? Moi ça va je vais bien. Tout se passe bien pour moi ici. Je connais du monde vu qu'ils étaient avec moi pour ma première peine. Mais je suis comme même dégoûté d'être ici, j'aurais préféré être à Nanterre, parce que ma mère ne pourra pas venir, c'est trop loin pour elle. J'ai fait une demande de rapprochement familial à la juge, j'espère qu'elle va accepter (2). Mon éducatrice de prison M. m'a passé votre adresse, ça fait longtemps que je la cherché. Déjà je voulais te remercier toi, G., A. et les autres pour tout ce que vous avez fait pour moi, c'est vraiment gentil de votre part. M. m'a dit que vous allez sûrement venir, j'espère que vous viendrez vite. Bon je te laisse et à très bientôt.

[suit le numéro d'écrou]

S.

Passe le bonjour à tous les mecs de la cité S.T.P."


Trois jours à trouver le ton juste pour lui répondre. Garder cette juste pseudo-distance alors que ses mots me bouleversent ; plonger dans l'humain à plein coeur et ne pas tant le montrer que ça, écrire sur une lettre à en-tête de l'assoce, la montrer à mon cher directeur pour qu'il contresigne et foute le tampon officiel, putain de pages déchirées avant que, enfin...


"Cher S,

Il est parfois difficile de faire la différence entre l'éducateur professionnel et l'homme qui se cache derrière celui-ci. L'éducateur pensait recevoir une simple lettre de demande de visite, l'homme que je suis a été sincèrement touché et ému par tes mots.

Je relisais Montaigne, juste après avoir lu ta lettre. "A ceux qui me demandent la raison de mes voyages, je réponds que je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche." L'éducateur aimerait bien que tu cherches un sens dans ce séjour de rupture, l'homme croit savoir que tu cherches plutôt à fuir la prison et ta cellule.

Prends ce voyage comme une chance, cher S. Prends ce temps pour toi ; prends ces quatre mois d'air pur, de difficultés et de liberté pour chercher, chercher et chercher encore ce que tu veux pour toi. Et rien que pour toi.

Raconte-nous les moments de doute, la souffrance de tes pas dans les chemins de terre, le froid et la pluie, les étoiles la nuit, le chant des oiseaux à ton réveil, raconte-nous l'odeur des orangers sur Séville et le Guadalquivir, les sources où tu auras bu, les fleurs dans les cheveux des filles d'Andalousie, rapporte-nous tes crises de nerfs et tes émerveillements, pas à pas.

Et qu'à ton retour, à ceux qui demanderont la raison de ton voyage, tu puisses répondre, non pour ce que tu as fui, mais pour ce que tu auras trouvé.

Bien à toi,

Ubi"


Les ami-e-s, l'amour, les collègues qui sont touché-e-s et qui trouvent que les mots sont justes et tapent dans une certaine forme de vérité ; les mots, lapidaires, du directeur sur la boîte mail :


"Ubi,

Il ne s'agit pas de lui adresser une lettre d'amour mais lui signifier que tu as bien enregistré sa demande d'aide. Aussi faut-il que tu gardes une certaine distance et ne pas s'épancher plus qu'il ne faut sur la situation du jeune. J'atends un nouveau un nouveau projet rédactionnel de ta part.

L."


Il peut toujours attendre, le boss. Ca sera ça ou rien, à la virgule près. Parce qu'un môme est en tôle est que c'est suffisamment insupportable comme ça. Rien à foutre que ça parte sur papier à en-tête. Je l'enverrai cette putain de lettre, dussé-je être viré. Parce qu'elle est juste. Parce qu'elle est vraie. Parce que le flamenco et les fontaines andalouses et l'espoir. Parce que nos vies de sales humains en dépendent.








Brigitte Fontaine - Guadalquivir







(1) : L'ordonnace de 1945 reconnait pour tous les mineurs la prépondérance des mesures éducatives sur les mesures répressives, considérant qu'un enfant doit être protégé et accompagné plutôt qu'enfermé.

(2) : Lettre écrite par S. avant qu'il n'apprenne qu'un séjour de rupture était possible.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

kéké ton studiolo

el rubab a dit…

finalement avec nos tafs, on est rien de moins que des funambules Ubi, à la différence qu'on se demande encore si on a le vertige ...
les cadres de la profession, les "blonds" de Gad Elmaleh si t'as vu son sketch, ont réglé ce problème avant même de rentrer à la fac ou à l'IRTS (ou plutôt à l'école du cirque! pour clore la métaphore)

ubifaciunt a dit…

@ birahima : t'as vu, il est revenu ;-)

@ rubab : "vertige", tout est là... entre l'autre et moi, entre mes exigences et moi, entre le monde et le reste

Anonyme a dit…

youpi
en attendant le retour de la Thé, on se sent moins seuls ;-)

le coin coin de ce mercredi, c'est pas les poilus, mais c'est groovy

va vire cha , biloute