Ca commence par ma chérie, la veille, qui me dit quelle cravate mettre avec ma chemise bleue pour aller voir la juge.
Moi, j'aurais mis la blanche et rose, pas spectaculaire mais un peu jeune cool, un peu éduc, un peu beau gosse.
Mais non, la noire.
Avec le bleu roy de la liquette.
Plus sobre, ça ira bien mieux.
Ca sent la nuit où tu te couches à deux heures du mat' alors que tu te lèves à sept, pas tant de pression que d'impatience, un moment important qui va se jouer, ne pas pouvoir se coucher, et ne savoir dormir.
Ca sent la cafetière italienne qui se prépare la veille, en prévision de la gueule dans le cul du lendemain.
Et le gosse qui t'appelle sur les coups de vingt-deux heures, pour te confirmer l'heure du rencard de demain matin mais plus encore pour ne pas dire qu'il ne s'est pas fait pécho le soir malgré son interdiction de territoire et que tu peux venir le chercher chez lui.
Au matin, le café avalé en speed, gestes automatiques, foutre la cravate. La noire.
Chez lui, la maman pleure, il a mis tant de temps à se réveiller... Elle m'offre le café. J'entends le bruit de la douche. Il arrive enfin, il a mis sa plus belle chemise, lui aussi, et le petit pull jacquard qui va bien avec. Dernière engueulade avec sa mère ; ils sont aussi stressés l'un que l'autre.
Parce que c'est pas rien, quand même, aller chez la juge d'application des peines, celle qui décidera de la levée, ou non, du "sursis mise à l'épreuve". Quatorze mois de taule en jeu.
Sur le chemin, essayer de le rassurer et de maintenir la pression, parce que c'est la juge quand même mais y a pas de raisons que ça se passe mal, et même s'il ne remplit aucune des trois obligations de sa mise à l'épreuve, même s'il a lâché la formation et n'a pas de boulot, même s'il n'a pas commencé à payer les dommages et intérêts, même s'il retourne à Nanterre alors qu'il est interdit de territoire, y a pas de raisons que ça se passe mal, on vient avec une putain d'idée à proposer à la juge ; une idée dérisoire, essentielle.
Elle est pas mal, la juge, derrière ses effets de manche d'ancienne avocate. Elle a tout capté : l'importance de la famille, les quatre hôtels miteux en mois de deux mois, même pas le temps de poser les bagages, même pas le temps de sympathiser avec l'arabe du coin, elle a tout capté à la formation de merde qui le trimballe de Saint-Ouen à Vanves pour apprendre à faire un CV en trente-cinq modules individualisés d'une demi-heure. Du coup, à force d'être pris pour un con, à force de se voir refuser par des formateurs abrutis les conventions de stage qu'il apporte pourtant dûment remplies, il a lâché l'affaire et la juge l'a bien compris.
Au bout de trois quarts d'heure, elle se tourne enfin vers moi. Très bien, la juge. J'explique, pas à pas, réservant mon effet de manche de carré d'as de derrière la cravate pour la fin. Parce que plane l'ombre du procureur, menaçante et inique. Et celle des quatorze mois.
Je me tourne vers lui, lui dit qu'il a oublié de dire l'idée qu'on avait eue à la juge. Comment ça ? Le projet qu'on avait bossé ensemble. Les vacances. Un temps. Sourire. Il reprend. La rupture. Il se marre.
La juge s'énerve. Sévère. Et d'un coup, il rigole moins. Parce que la juge, elle est sympa, mais faut pas la prendre pour une endive de troisième zone. Alors il a plutôt intérêt à tout expliquer, là, maintenant, sans forfanterie.
Il dit que ben voilà, une semaine quoi, à la campagne, à 400 kilomètres de Paris, sans rien autour, une maison et puis un lac, une semaine à réfléchir. La juge sourcille, sourit, commence à capter. Elle demande dans quel cadre, avec qui... Ben avec Ubi, comme si la question se posait. Elle se tourne. Et je détaille. Le cadre, les intentions, le propos éducatif, les modalités de financement avec le jeune qui devra payer de sa poche. La sienne. Son propre argent. Son argent propre.
"Une mise au vert", dit-elle.
"Nuance, un séjour de rupture", réponds-je.
Mais je tais, aussi. Le vrai programme qu'on a prévu. Le seul truc à faire. Le rien et le silence. L'absence totale d'activité, le néant du village, l'absence de portable et de télé, juste un éduc qui va le saouler, les crises qui seront nécessaires, l'ennui, les départs dans la nuit juste éclairée à la lune, le transfert à gogo, l'absence de réponse à ses angoisses, la confrontation à ses propres désirs, à sa responsabilité, à ses silences, six jours de tout ça, et encore des silences.
Il ajoute qu'à la fin, il lui écrira à la juge pour lui dire, pour dire le résultat de tout ça, pour dire la suite qu'il envisage.
On sort du tribunal, il rompt le silence le premier :
"- Au fait, Ubi, tu lui as pas dit à la juge...
- ...
- Qu'on prenait pas la voiture et qu'on allait faire du vélo.
- Ah non, j' lui ai pas dit.
- Et au fait, les vélos, ça sera des VTT ?
- Tu rigoles ou quoi ? Ben non, des vieux vélos un peu pourris comme à la campagne quoi...
- Ah ouais, des Bourvil !"
Eclats de rire.
Il croit encore que ce sera des vacances.
La Grande Vadrouille.
Il est midi, la journée est encore longue.
Je desserre un peu la cravate.
"Les chefs d'oeuvre doivent se répandre en mystérieux effluves et toucher ainsi jusqu'aux plus ignorants des ignorants."
Louis CALAFERTE.
Requiem des innocents.
Actualisation au 09/04/09, 23 h 08 :
16 h 05 : La mère du gosse m'appelle pour me dire de venir d'urgence à la maison. Je ne peux pas. Elle ne peut pas parler. Du monde autour. En posant quelques questions auxquelles elle répond par oui et non, je comprends que la police nationale de France a fait une perquis' au domicile familial dans la journée pour espérer trouver le môme.
20 h : Appel du môme. La police nationale de France est venue trois fois dans la journée au domicile familial.
20 h 18 : Nous rentrons dans la salle de ciné pour voir Ponyo sur la falaise du glorieux camarade Miyasaki.
22 h 10 : On sort du ciné place de la Nation, des vagues et des étoiles d'émotion dans les yeux. Un cercle de tappeurs de djembé au milieu de la place, et des gens. Une voiture de la police nationale de France se gare dans l'herbe. Quatre fonctionnaires descendent, la maglite en éveil. Le bruit du djembé couvre à peine celui de la circulation de ce vendredi soir. Tous les petits groupes qui squattouillent au milieu de la place sont dévisagés. Deux autres voitures de la police nationale de France passent pendant ces quelques minutes, au pas ou sirène hurlante. Les fonctionnaires du service public de police se rapprochent du cercle, semblent parler, suite à quoi le tam-tam s'arrête. Trop de bruit, sans doute, au milieu des voitures. La maglite s'éloigne alors qu'un des tappeurs fait quelques gestes et vociférations peu amènes.
22 h 18 : Je rallume mon portable. Message de la mère qui souhaite que je la rappelle d'urgence.
22 h 30 : Je raccroche. Ils ne sont venus qu'une fois, elle se saborde d'un geste de mère sublime pour qu'il ne revienne plus alors qu'elle crève d'envie de le revoir. Elle lui a menti pour le protéger. L'antique tragédie méditerranéenne qui depuis trois mille ans fait sens et se transmet par les mères. Le destin, le fatum, le mektoub, c'que tu veux. Prendre sur soi pour que l'enfant vive. Mentir et souffrir pour qu'il puisse faire semblant de vivre. La mère illettrée qui ne sait pas déchiffrer le mandat de perquis' qu'ils n'ont même pas sortis. Mais quand on touche aux femmes, quand on touche aux mères, c'est que le début de la fin est le signe..
23 h 01 : Pas d'alcool fort, remplir la bouteille de blanc, boire un coup, penser à la police nationale de France et aux sans-papiers qui sautent du deuxième ou du douzième étage pour lui échapper.
(live à Montreux 1973)
5 commentaires:
que les dieux du vélo pourrav soient avec vous
Michel.Sardouille
On va avoir la pensée vélo mais pas de (françois) pignon fixe...
Bon, c'est magnifique, émouvant, concret.
Le jour où tu te poses un peu et que tu racontes tout ça à la suite, va voir Quadrup ou mézigue, qu'on te trouve un éditeur, histoire que des gens voient quel monde sera posible possible, après l'ultime charge prolétarienne, avec des hommes de bonne volonté dan ton genre.
Et puis on lira Septentrion aussi, parce qu'il n'y a pas que le requiem des innocents, spa?
Merki, dear camarade Jérôme...
Pas trop le temps de se poser, là...
Ces quelques pages juste qui témoignent, comme tant d'autres, à qui veut bien les lire, à qui peut bien l'entendre.
Nous ne prêchons que des convertis.
(Ou pas)
Inch'Allah.
(Ou pas)
"Et libre soit cette infortune" qu'il disait l'Arthur.
On aura tout le temps, le petit matin après le grand soir...
bien à toi !
Donc, si j'ai bien compris, « Départ dans l'affection et le bruit neufs ! »
C'est vrai que vous avez un sacré brin de plume pour faire passer ces choses-là, auxquelles on ne pense pas forcément (et pas que les convertis), tous ces détails qui deviennent autant d'évidences dans vos mots.
C'est vrai que ce serait une bonne idée, de réunir en volume ces chroniques — qui me rappellent un peu celles de Jean-Pierre Levaray, l'auteur de Putain d'usine.
À propos des procs, je suis tombé hier soir sur France-Culture sur un reportage chez ceux de Créteil et Cambrai, de l'autre côté de la barrière. On y entend un délégué du proc' qui se la joue un peu juge Roy Bean, mais surtout, j'ai compris à cette écoute quelque chose que je n'avais jamais réalisé auparavant, à savoir, la raison pour laquelle le proc' prend systématiquement le parti des flics (dans les histoires d'outrage, par exemple) : c'est tout simplement parce qu'ils bossent en permanence ensemble, qu'ils sont comme collègues d'un même bureau.
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