« Choisir les mots par
lesquels cela s’énonce est une liberté considérable, plus haute
que les murs qui vous enferment encore. »
Jane Sautière
Le 6/05/2011
23 h 35
Monsieur Rachid,
Après quelques heures de
frappe sur l’ordi, j’ai l’impression d’être là, au mitard,
dans le cube d’à-côté au moment de la promenade, près de toi,
on discute. Je sais pourtant bien que tu as été transféré, je
t’ai même vu ce matin où tu m’as remis, à la fin de l’heure
et demie de boulot, ton journal tant attendu.
« Je voulais pas
qu’il passe par la SPIP, y a des trucs chauds quand même dedans...
»
J’ai attendu quelques
heures avant de le lire. D’abord revenir de la maison d’arrêt,
la musique à fond dans la bagnole, et la magnifique vue sur Paris
quand on arrive vers Gennevilliers depuis l’A 15. Ensuite
retranscrire l’heure et demie d’entretien, l’école de la rue,
onze pages à taper, méthodiquement, en éclatant de rire par
moments à certaines de tes histoires.
Être un peu gêné et ne
pas trop comprendre pourquoi tu te sentais frustré à la fin de
séance de boulot.
« Rien de concret,
pas être assez allé au fond des choses », me disais-tu.
15 h 00.
Fini de taper depuis un
quart d’heure. Trop envie de te lire. Je me prépare un café,
roule ma clope, et descend au grand soleil de mai, tes feuillets dans
la poche. Le premier banc fait l’affaire.
Une baffe dans la gueule,
totale. Putain de style, sec, répétitif, un direct au cerveau. Le
texte m’agresse et me remue comme ma première visite au mitard,
quand j’étais venu un samedi matin de novembre pour te montrer je
ne sais plus quelle attestation.
« Je m’en fous,
c’est pas ma première visite au château », écris-tu au début
de ton journal. Moi non plus, donc. Mais la ressentir comme la
première fois, dans cette salle du prétoire avec le rond vert par
terre, celui où tu dus te tenir pour l’audience, sous l’oeil de
la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, sur le
mur de gauche, pour peu qu’elle y soit toujours. Trente jours.
Voir l’évolution, sur
ces trente jours. La gamelle, la prière, la douche qui reviennent et
reviennent. Chouk et Chik que j’aimerais rencontrer, ces SS que tu
décris si bien, dans leurs mesquineries et leurs abus de petits
pouvoirs ordinaires ; et quelques surveillants.
16 h 00.
J’ai lu, relu.
18 h 00.
Je commence à
retranscrire. Presque rien à changer de ton texte, sinon quelques
fautes d’orthographe et de ponctuation. Je pense au bouquin à
venir. Ce journal devra en être une partie centrale, vitale,
essentielle.
Je pense au texte que je
devrais écrire pour lui rendre honneur. Peut-être celui que je ne
t’ai jamais montré sur la fois où je suis venu te voir au mitard,
la première fois. Mais je ne veux pas te replonger dans ces
histoires de taule, alors que tu y es encore. Alors ce sera sans
doute mon propre journal, celui que j’avais écrit quand nous
étions « à la campagne » du côté de V***.
22 h 22
J’ai retranscrit huit
feuillets sur treize. Le texte est grand, fort, indubitablement. Plus
je le relis et le retranscris, plus je le pense.
Fini pour ce soir.
00 h 12.
Je me perds un peu. Le
texte. Le texte sur le texte. Le texte sur le texte qui parle du
texte.
Soyons simples.
Tes mots m’ont touché,
voilà tout.
Je t’offre les miens.
Et quels que soient les
barreaux derrière lesquels tu dors ou brûles tes draps, des gens
pensent à toi.